éloge de l'ombre, a conversation piece
S’il y a bien un essai qui évoque l’essence de l’esthétique japonaise à la lisière de la tradition et de la modernité, c’est bien celui1 de Junichiro Tanizaki, écrit en 1933 et traduit en français en 1978 par René Sieffert. Des générations de lectrices et lecteurs ont découvert, à travers un style lyrique, une conception de la beauté que l’auteur identifie comme proprement japonaise tant les savoir-faire du pays qu’il voit changer sous l’influence occidentale tendent à être remplacés par des outils techniques, industrialisés, dépourvus d’âme. Ryoko Sekiguchi2 s’empare de ce texte en 2017 et apporte un éclairage très différent de celui de René Sieffert, dans un style plus direct, moins romantique elle aborde le sujet de la nostalgie à travers l’usage et l’esthétique des objets de facture artisanale et intimement liés à l’habitat et aux modes de vie traditionnels. Par sa langue, elle reprend le motif de la tradition pour nous emmener dans une réinvention propre aux enjeux-mêmes de la transmission des savoir-faire.
C’est l’entrée en matière de cette exposition qui a été conçue à la croisée des chemins entre l’Orient et l’Occident, entre les objets historiques et contemporains et entre deux sensibilités, celle d’Anne Carpentier et de Graziella Semerciyan.
La première renouvelle son invitation à la seconde chez elle à la villa Belle Amie, à Arles, construite il y a 100 ans dans un style régionaliste mêlant un art nouveau finissant à des caractères Art déco. (informations complémentaires en pages suivantes)
L’exposition est le lieu d’une conversation piece3.
Entre Orient et Occident, c’est l’histoire d’une fascination réciproque mais aussi de manières d’envisager l’ethnographie comme un va-et-vient entre une manière de regarder l’autre et soi-même pour mieux se comprendre. Les artistes invités à participer à l’exposition se situent dans cette recherche. Cetains regardent le Japon pour le réinventer ( Camillo Bernal, JN Mellor Club, Zbeul studio) d’autres s’attachent à leur environnement, aux matières & savoir-faire menacés (Emma Bruschi, François Champsaur, Maxime Delavet, Juliette Lemontey, Elise Peroi, Maxime Testu, Jeanne & Louise Tresvaux du Fraval, ...)
Ils s’inscrivent dans des méthodes élaborées il y a cent ans et se les réapproprient avec les enjeux actuels.Sōetsu Yanagi fut le grand inspirateur du mouvement Mingei au Japon inspiré par les arts et traditions populaires découverts en Corée. Il forge le terme il y a 100 ans, en 1925 par la contraction des termes peuple et art. En France, à cette époque, l’ethnographie a ses aficionados, en particulier dans la région avec la constitution des collections provençales du museon Arlaten sous la direction de Frédéric Mistral et Emile Marignan. Puis quelques années plus tard, avec Georges Henri Rivière, l’un des artisans de la mission Dakar-Djibouti4 et l’instigateur du musée des Arts et Traditions populaires5.
Aujourd’hui, Tim Ingold, anthropologue et enseignant en anthropologie incarne une forme de cette pensée de l’artisanat et des savoir-faire.
Ses réflexions sont nourries par l’approche pratique des matières étudiées.
L’exposition tente de rendre compte de ces manières de penser les formes du faire en s’inspirant et en faisant usage de ce qui est signifiant aujourd’hui, d’éléments de remploi de transmission des savoir-faire menacés.
Graziella Semerciyan Contact : 06 67 36 65 40
« Ce qui compte n'est pas ce qu'on voit à la surface, c'est ce qu'on ne voit pas, la racine... La racine peut être solidement implantée dans la tradition, mais lorsqu'elle bourgeonne, lorsqu'elle développe des branches à la surface, il faut quelle soit fraîche et nouvelle. » Shōji Hamada, potier et ami de Soetsu Yanagi ayant repris la direction du Nihon Mingeikan à la mort de Sōetsu Yanagi
La Villa Belle Amie, ou la Maison de Raymond, 1925-2025
Raymond Buyssens6 n’a laissé de trace de son existence que cette grande maison peu banale. On était en 1925. Le 28 avril était inaugurée l’exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes à Paris, Georges-Henri Rivière étudiait à l’école du Louvre et Sôetsu Yanagi posait les bases du mouvements Mingei.
En 1925, à Arles, Raymond Buyssens construisait sa maison comme on réalise un gâteau à étages superposés, avec moult garnitures, ici dans le goût de l’art nouveau finissant, là dans celui de l’art déco commençant, sans oublier les traditions de construction de sa Belgique natale. Des grandes baies vitrées, des miroirs biseautés, des carreaux de ciment et des parquets de toutes les couleurs et de tous les motifs, des plinthes en marbre, un vaste répertoire de plafonds moulurés, une salle à manger à décor de fruits en chêne et cannage, les jeux d’éclairage en miroir dans la montée d’escalier et un bow window comme une cerise sur le gâteau (du jamais-vu à Arles). Les détails foisonnent, traduisant un amour des arts décoratifs et un désir de travailler avec une variété d’artisans. Mais comme aucun document, aucune trace de ces travaux n’ont été conservés, on ne peut qu’imaginer ses intentions créatives. Raymond Buyssens a du faire appel aux artisans locaux, et certains se sont révélés meilleurs que d’autres. À moins qu’il ait passé commande aux artisans de son pays natal, experts en arts nouveau-déco? On ne saura probablement jamais.
Anne Carpentier Contact : 06 84 86 81 42
1 Éloge de l’ombre, Junichiro Tanizaki, traduction de René Sieffert, Éditions Verdier
2Louange de l’ombre, Junichiro Tanizaki, traduction de Ryoko Sekiguchi ,Patrick Honnoré, 2017, éditions Picquier
3 Terme anglais désignant une certaine catégorie de tableaux située à mi-chemin entre le portrait, la scène de genre et le paysage : on y voit plusieurs personnages identifiés, représentés généralement dans leur maison, leur château ou leur jardin et ayant entre eux des rapports de conversation ou de communication.
Dictionnaire de la peinture, LAROUSSE
4 Mission organisée sous la direction de Marcel Griaule, 1931-1933 à laquelle GHR contribue par des campagnes de financement organisées depuis son poste de sous directuer puis directeur du musée d’ethnographie du Trocadéro en 1930
5 Créé en 1937
6 Les actes notariés nous racontent une naissance en Belgique en 1872, dans la petite commune flamande de Bossuit, puis un mariage à Arles, en 2022 avec Marie-Louise, un décès en 1957.